Il y a très, très longtemps, dans mon village, vivait un idiot.
Il avait des idées particulières sur beaucoup de choses.
Par exemple, le vent : il pensait qu'il y avait dans le ciel un
énorme ballon aux multiples embouchures fermées par des
liens lesquels, régulièrement se dénouaient et libéraient toute
la masse d'air contenue dans ce ballon. Ceci provoquait les
tempêtes, les bourrasques, les bises, brises et autres alizés.
Pour s'amuser un brin, les villageois qui le croisaient dans la
rue, les jours de grand vent lui disaient :
-" Alors, l' Idiot ! Toutes les ficelles ont lâché aujourd'hui ?"
L' Idiot répondait :
-" Ah, ça oui, ah ben oui !"
Les gens, qui tenant son chapeau, qui retenant sa jupe, riaient,
riaient :-" Qu'il est donc idiot, l'Idiot."
De même, pour la chaleur du soleil, l'Idiot avait intensément
réfléchi puis il était arrivé à l'explication suivante :
D'immenses forêts couvraient une partie de la surface du soleil.
Ces forêts étaient coupées par un bûcheron géant qui livrait les
bûches ainsi obtenues à un autre géant chargé de les brûler
dans un immense brasier. Le fameux ballon à vent contribuait à
entretenir le feu en soufflant sur les braises. Toutefois, il convenait
de noter que puisque la nuit il n'y a pas de soleil et qu'il fallait
bien que les géants dorment, ils devaient chaque soir, recouvrir
de cendres les charbons ardents, comme le faisait sa mère
dans la cheminée de la cuisine, avant d'aller au lit.
Pour s'amuser un brin, les villageois qui le croisaient dans la
rue, les jours de canicule lui disaient :
-" Alors, l' Idiot ! Ils y vont fort les géants là-haut ?"
L' Idiot répondait : -" Ah, ça oui, ah ben oui !"
Les gens s'épongeaient le front et riaient : - " Qu'il est donc idiot"
Un jour, mon grand-oncle Fernand demanda à l' Idiot :
-" La pluie, d'où vient-elle ?"
L' Idiot le regarda d'un petit air futé et lui dit :
-" Monsieur, c'est bien simple : La lune apparaît toujours au
moment où on éteint le soleil. Elle travaille donc constamment
dans le froid. Subséquemment, elle s'enrhume. Et voilà !"
-" Et voilà ?" dit mon grand-oncle.
- " Certainement, voilà ! Elle tousse, elle éternue et en faisant
tout cela, elle postillonne, Monsieur, comme tout le monde ! Et où
croyez-vous que ça retombe ? Ici, naturellement."
Pour s'amuser un brin, les villageois qui le croisaient dans la
rue, sous la pluie battante, lui disaient :
-" Alors, l' Idiot ! Elle est drôlement enrhumée, la lune !"
L' Idiot répondait : -" Ah, ça oui, ah ben oui !"
Les gens pressaient le pas et riaient : - " Qu'il est donc idiot !"
Bien que l' Idiot approchât cinquante ans son esprit était resté
celui d'un tout petit enfant. Sa mère soupirait. Un souci la rongeait :
elle était vieille à présent. Que deviendrait son fils quand le
moment serait venu pour elle de quitter son village ?
Elle pleurait souvent.
Quand l' Idiot rentrait chez lui et voyait pleurer sa mère, il se jetait
à ses pieds et posait sa tête sur ses genoux. Il bavait bien un peu
sur son tablier mais quelle importance ? Elle lui caressait les
cheveux et lui disait :
-" Paul, mon cher fils, mon petit."
Lui ne voyait rien des murs lépreux, de leurs hardes reprisées, des
meubles bancals, des rides de sa mère. Il voyait une reine d'une
lumineuse beauté assise sur un trône, vêtue de soie dans un
palais et il était son chevalier.
Ils ont fini par partir. Lui d'abord, elle deux jours après. Tous les
villageois étaient dans la rue. Personne ne riait. C'était il y a
longtemps. Depuis, la météo a remplacé la poésie. C'est idiot !
© Catherine Bastère-Rainotti